Coup de gueule.

Je tombe sur un article du monde intitulé “De jeunes geeks craquent les codes de l’entreprise” dans mon feed twitter. Un article enjoué qui ne choquera quasiment plus personne, et pourtant.

Dedans on y lit par exemple :

Agés de 19 ans à 26 ans, ils partagent une maison et leurs compétences au service de Seed-Up, une start-up créée à la fin de 2015, spécialisée dans le développement de sites Internet, d’applications et autres nouvelles technologies.

Jusque là tout est normal, des jeunes (parfois à peine majeurs) qui partagent leurs compétences sur un projet commun, c’est beau.

Quand soudain…

Une fois le projet lancé, et presque 20 000 euros de prêts bancaires plus tard (…) Environ 40 % de leur temps est consacré aux commandes des clients. (…) Très vite, ils ont dû augmenter la cadence pour répondre aux commandes, et il a fallu renforcer l’équipe, trouver de la main-d’œuvre qualifiée et rentable. Trois stagiaires ont renforcé les troupes, pour six mois. « On commence, donc c’est une question de coût », assume Paul P. Le CEO de la hackerhouse.

Un des fondateurs “assume” donc dans un journal national avoir “embauché” des stagiaires, qualifiés qui plus est, pour répondre aux commandes des clients, et peu importe que notre code-du-travail-étouffant-qui-prend-en-otage-les-gens-qui-veulent-bosser interdise à un stagiaire d’occuper le poste d’un salarié (le code de l’éducation dans son article Article L124-7 en fait).

Attendez… quoi ? OK la pratique est loin d’être nouvelle, mais l’avouer comme ça en toute décontraction dans un article montre à quel point on est allé loin dans l’impunité de ces startups “innovantes”. On reparlera aussi du terme “assumer” le jour où il devra faire face à l’inspection de travail. À n’en pas douter à ce moment là ce sera devenu une “maladresse” ou une “incompréhension” nettement moins assumée.

Mais c’est pas fini !

Les heures de travail s’enchaînent souvent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les projets doivent être rendus à temps. (…) D’ailleurs, on travaille tous les jours, samedi et dimanche compris », lance Paul P. à ses employés, en guise de rappel. Un manège qui n’a pas échappé aux voisins, habitués à voir « de la lumière à tous les étages en permanence et les jeunes pianoter sur leurs claviers comme des fous ».

Toujours en toute tranquillité, le patron “rappelle” (amicalement j’espère) à ses employés qu’ils doivent bosser tous les jours, samedi et dimanche compris, car le repos hebdomadaire obligatoire c’est pour les bande-mous de bureaucrates qui veulent étouffer l’innovation. D’ailleurs ça doit être un alinéa incompréhensible de notre code-du-travail-lourd-et-cryptique-qui-fait-rien-qu’à-dégoûter-d’embaucher.

Il est interdit de faire travailler un même salarié plus de six jours par semaine.

Ha ben non c’est assez clair en fait. Mais bon même. (Article L3132-1 du code du travail)

Sale crypto-socialo-gauchiste, laisse bosser ceux qui veulent le faire et reste dans ton coin à ne rien créer.

La tentation va être très forte pour mes lecteurs de l’aile droite des “startups innovantes kinenveulent” de me rétorquer ce genre de chose, c’est pour ça que je vais mettre les choses au clair dès maintenant.

  • Travailler sans compter ses heures, c’est cool.
  • Travailler sur des projets passionnants c’est cool.
  • Travailler tous les jours de la semaine c’est cool (vous savez quoi on est dimanche et je bosse là).
  • Se donner pour innover c’est cool.
  • Travailler sans rétribution immédiate c’est cool.

MAIS…

Il faut qu’on en retire les fruits. Je n’empêche personne de bosser, je ne critique pas les gens qui veulent se dédier à leur travail, mais il faut que ce soit choisi, assumé, et SURTOUT que le bénéfice de ce travail n’aille pas dans la poche d’un autre, qui ne travaillera pas plus que vous (si déjà vous travaillez tard 7/7j, il aura du mal à vous dépasser)

Prenons ce charmant extrait :

À l’image d’une colocation, tout est fait en commun. « Le rituel du matin, c’est réveil aux alentours de 10 heures, enfin, quand on n’est plus fatigué, chercher les œufs, faire le café et les gaufres », précise-t-il, fier de la double friteuse, « indispensable pour bien travailler ». Le soir, vers 22 heures, tout ce petit monde dîne, assis dans un canapé d’angle situé au fond de la pièce, derrière les écrans d’ordinateurs, les fers à souder et les enceintes connectées.

L’ambiance a l’air cool et détendue, on partage tout… sauf les revenus apparemment.

Mais si la maison rappelle une auberge espagnole, et bien que tous se tutoient et se baladent pieds nus, l’ambiance est studieuse.

Toute cette belle ambiance ne vaut que si on travaille. On reste copains, mais pas trop non plus, il faut donner de sa personne quand les projets client tombent.

Redistribution

Car le nœud du problème est là. Toutes ses entreprises sont hyper innovantes quand il s’agit de disrupter la terre entière ou d’uberiser le boulot des autres, mais quand il s’agit de faire de l’argent on revient aux bonnes vieilles recettes : On fait travailler la main d’œuvre la moins coûteuse et la plus qualifiée disponible sur le marché (ici des stagiaires) et on la paye le moins possible sans leur assurer non plus une sécurité de l’emploi (toute relative).

Sur ce volet, nos chères entreprises innovantes ont su connaitre leurs limites et admettre que le vieux modèle exploitant/exploité à la papa, ça peut parfois être pas mal. C’est vrai quoi, on ne va pas non plus TOUT révolutionner.

D’ailleurs je parie que vilipender les lourdeurs administratives de ce vieux pays qu’est la France ne les empêchera pas de toucher deci-dela des aides bien interventionnistes comme le CIR, mais bon là je suppose que ils sont bien obligés, “sinon ils ne s’en sortent pas”. C’est quand même vachement bien pensé.

Investissement et innovation

Vous voulez que votre startup soit innovante, vous y croyez à mort, et pourtant vous ne pouvez pas vous empêcher de ne pas investir dedans. Oui vous allez investir l’argent de papa et maman, ou 20000€ de prêt bancaire, mais ensuite vous allez vous reposer sur un montant équivalent (ou souvent supérieur) de main d’œuvre gratuite.

En quoi un étudiant de dernière année devrait “investir” dans votre startup en donnant sa force de travail ? Investir est bien entre guillemet car il n’obtiendra qu’un bien léger retour sur investissement.

Et surtout, surtout, surtout… Vous ne “hackez” rien, vous ne “révolutionnez” rien. Fermez bien vos gueules.

Le pire dans ce genre d’entreprise (à part d’exploiter des gens s’entend) c’est de faire passer tout ça pour hyper cool et moderne, alors qu’on retourne doucement vers Germinal. Le titre de l’article parle de “craquer les codes de l’entreprise”, alors que la seule chose sur laquelle ils ont craqué, c’est le code du travail.

Tous complices

Le problème est que les journalistes présentent TOUJOURS ces entreprises comme étant révolutionnaires, sans se poser une seule question. Il ne se passe pas un jour sans qu’un journaliste en mal de sensations business fasse un article cire-pompe sur la dernière “startup” en vogue en s’extasiant sur son modèle sans une once d’esprit critique

Les politiques de leur coté sont tétanisés par la peur de passer pour des gros has-been et de tuer une superbe innovation dans l’œuf. Ils vont donc s’empresser d’aller serrer la main des fondateurs pour les photos sans se poser de question sur leur modèle.

Il faut dire que ces entrepreneurs sont très fort pour brandir la menace de la mort de l’innovation française et faire du chantage à l’emploi, même si ils n’emploient personne.

Le mot “startup” donne un espèce de totem d’immunité qui va faire que les journalistes auront trop peur de vous critiquer et les politiques trop peur de se questionner, et on se retrouve dans la situation des “habits neufs de l’empereur” où tout le monde est tellement dedans que personne n’ose dire qu’ils ont du vent en face d’eux. On préfère attendre la bulle patiemment.

Comme le disait très justement le grand poète Serge Benamou il y a déjà presque 20 ans :

La start-up c’est un mot magique. Tu dis ça, on t’ouvre le coffre et en plus on t’lèche le zboub !

Je veux des entreprises en France. Mais des vraies. Pas des guignols qui se disent entrepreneurs et font croire qu’ils sont obligés de tricher ou exploiter des gens pour exister.

En bref…

Startups de merde, vous devriez avoir honte.

Car vous n’êtes rien pour le pays, rien pour l’écosystème, rien pour les gens qui travaillent pour vous, et vous ne participez surement pas à faire de ce monde “un endroit meilleur”.

Addendum


Edit : Vous trouverez ici le Storify de mes tweets du début de l’après-midi pour ceux qui voudraient les lire.


Edit 2: Vu que le billet tourne et qu’il génère quelques incompréhension je tiens à préciser que c’est les “startups de merde” qui devraient “avoir honte” et pas toutes les startups qui sont “de merde”. Ne vous sentez pas visez pour un peu que vous ayez monté une startup en venant me dire “oui mais moi dans ma startup”. #NotAllStartups


Edit 3 : Pour que ce soit clair pour les commentateurs qui me parlent de “temps libre” et de “projets persos”, voilà comment marche Seed Up : si vous voulez héberger votre entreprise dans la maison du bonheur, vous en cédez 75% des parts à Seed Up et le “chef de projet” (celui qui amène l’entreprise) en conserve 25%.

Chaque salarié peut apparemment obtenir 5% des parts de Seed Up (Sous forme de BSPCE ? Impossible de trouver l’info, en tout cas rien pour les stagiaires).

Les 60% dédiés aux “projets perso que les défenseurs de Seed Up et les patrons de cette Hacker House aiment mettre en avant sont en fait des projets internes à Seed Up et non pas des projets personnels individuels (par opposition aux 40% de projets externes sensés ramener de la trésorerie). On voit là l’hypocrisie qu’il y a à parler de projets personnel quand il s’agit de temps travaillé pour Seed Up.